Par Dominique BOSQUET & Raphaël VANMECHELEN
À l’initiative de la Ville de Namur, le Grognon est aujourd’hui au cœur d’un vaste projet urbanistique, incluant notamment la construction d’un parking souterrain. En raison des atteintes portées au sous-sol, pareil projet nécessitait une nouvelle campagne d’archéologie préventive. Ces recherches sont actuellement en cours : une équipe de la Direction de l’Archéologie du SPW explore systématiquement les entrailles du Grognon, interrogeant, couche par couche, maison par maison, son long passé. Jour après jour, les éléments découverts viennent compléter l’histoire de ce site emblématique et de ceux qui l’ont habité. C’est cette histoire qui vous sera contée ici, en direct depuis le terrain…
La récurrence des découvertes archéologiques au Grognon est sans doute à l’origine de cette identité particulière du quartier, d’ailleurs appelé Quartier des Sarrasins, et considéré comme berceau de la ville. Les recherches entreprises après la démolition, en plusieurs campagnes successives, n’ont pas démenti cette réputation, illustrant ce long passé. Elles ont permis de préciser et de nuancer les multiples étapes de cette lente évolution, qui a progressivement façonné le site du confluent.
Dès le 19e siècle au moins, des milliers de monnaies romaines trouvées dans le lit de la Sambre, autour du pont, ont souligné l’importance du site et son rôle dans le développement de la ville. La canalisation de la Sambre et la construction du nouveau Pont du Musée, en 1950-1953, mettent à nu pour la première fois l’épaisse stratigraphie des dépôts archéologiques.
Un programme de recherches est ensuite mis en place par le Service des Fouilles de l’ULB, de 1968 à 1973. Profitant de la démolition des derniers immeubles du quartier, des ouvertures sont pratiquées sous l’ancienne rue Saint-Hilaire, le long de la rue du Pont et sous la place Pied-du-Château. Un niveau préhistorique, deux bâtiments gallo-romains (avec une cave), quelques latrines médiévales et plusieurs caves modernes sont notamment examinés. Une fouille de sauvetage est encore effectuée en 1980.
Mais c’est surtout dans la foulée de la régionalisation que l’archéologie a pu investir plus largement l’espace du confluent. En effet, plusieurs campagnes d’archéologie préventive y ont été organisées par le Service public de Wallonie, préalablement aux divers projets liés à l’installation des institutions wallonnes. Ainsi, dès 1990, les sous-sols de l’Hospice Saint-Gilles ont notamment révélé les vestiges et l’évolution du Grand Hôpital, fixé là depuis le 13e siècle. De 1991 à 2000, les recherches extensives menées sous l’ancienne place Saint-Hilaire et sur la moitié de la superficie de l’actuelle esplanade du Grognon ont documenté la succession complexe des diverses composantes du site, depuis la Préhistoire jusqu’au 20e siècle.
Inévitablement, la construction d’un parking souterrain et les aménagements de ses abords vont amener la destruction du sous-sol archéologique. Si le passé ne peut pas entraver l’évolution de la ville, il convient par contre d’enregistrer méthodiquement au préalable toutes les traces laissées par l’Homme sur le site. Ainsi, ces travaux ont-ils déclenché une ultime opération d’archéologie préventive, à grande échelle. Histoire de répondre aux dernières questions relatives au berceau de la ville…
Préalablement au début des travaux, une première phase de chantier a consisté à dévier tous les câbles et canalisations parcourant l’esplanade. Ces interventions ont fait l’objet d’un suivi archéologique systématique, réalisé entre août et décembre 2016, par la Direction de l’Archéologie du SPW, avec l’appui de l’asbl Recherches et Prospections Archéologiques.
Même limités à la largeur contraignante des tranchées, les constats archéologiques réalisés constituent autant de nouvelles informations. C’est ainsi qu’ont déjà été découverts trois nouvelles constructions gallo-romaines (2e-3e siècles), une rue carolingienne (9e siècle), des tronçons de remparts (10e-11e siècles), les murs et latrines de plusieurs maisons médiévales (12e-15e siècles), les caves et fosses d’aisances de nombreuses maisons modernes (16e-19e siècles), notamment…
La grande opération d’archéologie préventive, entamée en mars 2017, est intégrée au planning général du chantier, en parfaite coordination avec la Ville de Namur, le concessionnaire Interparking et l’entreprise De Graeve, chargée des travaux. D’une durée totale de 17 mois, elle couvrira la totalité de la surface de l’esplanade, en deux temps :
L’exploitation scientifique des données (post-fouilles) sera entreprise dans la foulée des recherches de terrain, en préparation à la publication des résultats.
Par décision du Gouvernement wallon, budget et équipe spécifiques ont été mis à disposition du projet, à la mesure de cette opération majeure et du potentiel scientifique et patrimonial des lieux.
Par Raphaël VANMECHELEN
Les acquis engrangés au fur et à mesure des recherches archéologiques, ajoutés aux informations tirées des fonds d’archives, permettent déjà de jeter les bases de l’évolution du site, berceau de Namur. Ces premières données confirment l’ancienneté des occupations humaines qui se sont succédées sur le confluent Sambre-et-Meuse, depuis la Préhistoire. Elles documentent son urbanisation progressive, entreprise au début de notre ère et tissée sans discontinuité sur près de deux millénaires, au gré des flux et reflux imposés par l’Histoire.
Les premières occupations attestées au Grognon jusqu’à présent remontent au Mésolithique (vers 8500 avant J.-C.), puis au Néolithique, sous la forme de stations saisonnières.
Après une Protohistoire difficile à appréhender, c’est à partir du Ier siècle de notre ère que le site adopte progressivement sa configuration urbaine : les rues sont tracées, les maisons s’y alignent, en bois d’abord, en pierre ensuite, tout au long du Haut-Empire romain.
Le quartier du confluent fait la preuve d’un dynamisme accru au Bas-Empire (4e-5e siècles), sous la protection d’une première fortification établie sur le massif rocheux de la citadelle. L’artisanat (bronze, os et bois de cerf) s’y développe particulièrement, se prolongeant sans rupture à l’époque mérovingienne.
La vocation portuaire du site paraît s’accentuer vers la fin du 6e siècle : des rampes d’échouage sont établies sur les berges de Meuse pour accueillir les embarcations de commerce.
Aux 8e-9e siècles, le port se concentre à la pointe du confluent, ainsi probablement qu’en rive de Sambre. Des pontons en bois favorisent alors l’accostage des bateaux. Un impressionnant quai en pierre les remplace dans le courant du 10e siècle. De telles infrastructures sont probablement à mettre en relation avec l’essor commercial, la perception des taxes (tonlieu) et le rôle du comte, désormais fixé à Namur.
Le portus (quartier marchand) est mentionné dans les textes à partir de 954. Siècle après siècle, son attractivité va entraîner la densification du quartier : les maisons se serrent sur un parcellaire relativement régulier, organisé sur les rues, autour de la chapelle Saint-Hilaire, de l’église collégiale Notre-Dame et du Grand Hôpital.
Dès le 11e siècle, le quartier portuaire est protégé d’une première enceinte, rempart en pierre dont le tracé suit celui des berges. Une nouvelle courtine vient le doubler vers 1200. Quatre portes de ville ouvrent le quartier vers l’extérieur. Les voies terrestres sont verrouillées, de part et d’autre du château, par la Porte Notre-Dame, en rive de Meuse, et par la Porte de Bordial, en bord de Sambre. La Porte du Pont de Sambre contrôle l’accès au pont et au bourg de la rive gauche, organisé autour de la Grand’Place (Place d’Armes). Enfin la Porte de Grognon, située à l’extrémité du quartier, s’ouvre face au confluent. Comprise à l’endroit du parking à venir, la Porte de Grognon constituera l’une des problématiques majeure des recherches en cours.
À l’abri des remparts, la ville vit sa vie. Chaque parcelle va se développer, se couvrir de constructions, s’organiser, en fonction de contingences propres, de ses fonctions, du statut et des moyens financiers de son propriétaire.
Des maisons modestes voisinent avec des hôtels particuliers ; quelques auberges animent le quartier du port, particulièrement animé. Ainsi par exemple, sur la place Saint-Hilaire, deux parcelles sont réunies pour recevoir l’Hôtel des Trois Rois. Cette auberge, mentionnée dès 1411, jouit d’une certaine notoriété. Reconstruite à plusieurs reprises, elle comporte un bâtiment principal, des écuries et des constructions annexes, organisés autour d’une cour centrale. Le contenu des latrines du 15e siècle a fait l’objet d’une étude détaillée : céramiques, verres, objets en bois ou en métal, ossements animaux et restes de fruits nous restituent le garde-manger de l’établissement.
Au 18e siècle, plusieurs produits d’importation (poivrons, casse, tabac) témoignent de la vitalité du port et d’une économie désormais ouverte sur le monde.
À partir du 18e siècle, la concentration démographique du quartier s’accentue encore. À l’exception de celle de la veuve Delhoulle, sur la place Saint-Hilaire, toutes les maisons sont mises en location ; certaines abritent jusqu’à 25 locataires.
Cette densité de l’habitat entraîne paupérisation et délabrement du bâti, dans ce quartier populeux. La place Kegeljan, créée en 1904 le long de l’Hospice Saint-Gilles, vise à lui donner un peu de respiration ; d’autres maisons sont supprimées après Guerre, le long de la Sambre. Mais c’est finalement une décision du Conseil communal, en date du 6 septembre 1968, qui scelle définitivement le sort du quartier : sous prétexte d’insalubrité, et au profit de projets immobiliers et hôteliers jamais aboutis, les dernières maisons sont rasées entre 1968 à 1973, … pour faire place à l’automobile.