Les Échos du Logement n°126
28 LES ÉCHOS DU LOGEMENT N°126 POLITIQUE DU LOGEMENT Prendre en compte le genre pour analyser le logement PAR PASCALE DIETRICH-RAGON, CHARGÉE DE RECHERCHE, INSTITUT NATIONAL D’ÉTUDES DÉMOGRAPHIQUES ANNE LAMBERT CHARGÉE DE RECHERCHE, INSTITUT NATIONAL D’ÉTUDES DÉMOGRAPHIQUES ET CATHERINE BONVALET DIRECTRICE ÉMÉRITE DE RECHERCHE, INSTITUT NATIONAL D’ÉTUDES DEMOGRAPHIQUES Suite à la publication du livre Le monde privé des femmes (2018), les co-directrices de l’ouvrage rappellent les qualités du prisme du genre afin de comprendre les enjeux en matière de logement. Tout comme Le monde privé des ouvriers , publié par Olivier Schwartz en 1990, il s’agit de rendre compte d’éléments clés structurant les espaces sociaux de l’habitat. De nombreuses femmes se sont mobilisées lors du mouvement des «gilets jaunes» qui a touché les campagnes et les communes périurbaines françaises à l’hiver 2019. Leur mobilisation improbable eu égard à leurs caractéristiques sociales (mères seules ou isolées, peu diplômées, en emploi ou au chômage) et leur présence soudaine dans le débat public ont rappelé certains enjeux structurels qui se jouent dans la croissance urbaine et les politiques du logement. Au-delà du rejet de l’écotaxe et des enjeux liés à la défense de leur pouvoir d’achat, ces femmes remettaient en effet en question l’isolement géographique et la mise à l’écart du mar- ché du travail auxquels a pu les conduire le modèle de la propriété pavillonnaire et l’ex- tension des zones périurbaines (Lambert, 2016 ; Lambert et al . 2019). Ce constat met en évidence la nécessité d’aborder la question du logement sous l’angle du genre. Alors que l’achat d’un logement est majoritairement le fait de couples, les choix résidentiels sont loin de converger naturellement entre les conjoints : ils sont le fruit d’arbitrages entre des types de logements (individuel, collectif), des statuts d’occupation (locatif, accession) et des localisations (centre dense, banlieue et périphérie, espaces ruraux). Or, ces pré- férences ne sont pas les mêmes chez les hommes et les femmes, non pas en raison d’une nature qui serait intrinsèquement différente entre les deux sexes, mais des modes de socialisation genrés qui donnent aux femmes et aux hommes une place spé- cifique, et différente, dans la société. La question de l’oppression des femmes dans l’espace domestique a été placée au cœur du projet féministe des années 1970. Or, quarante ans après les pre- mières études féministes qui ont contribué à «politiser » l’intime (Delphy, 1975), le rôle du logement dans la production des rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes reste peu questionné dans les travaux de recherche en sciences sociales français. Les sociologues urbains intègrent peu la dimen- sion du genre dans l’analyse des processus de production de l’espace résidentiel et de ses usages, préférant mettre l’accent sur d’autres aspects, comme les inégalités de classe ou de race. Cette situation où le genre n’est qu’une grille de lecture secondaire, voire inexistante, n’est pas étrangère au fait que le ménage soit devenu l’unité statistique à partir de laquelle se sont développées les études quantitatives et qualitatives en sciences so- ciales (Durif, 1998). Le ménage constitue une boîte noire où l’ordre sexué, les arbitrages et rapports de pouvoir au sein des couples sont invisibilisés, y compris dans les travaux fon- dés sur desméthodes qualitatives (Chombart de Lauwe, 1959 ; Raymond, Haumont, 1966). Dans cet article, nous proposons de revenir sur les conclusions d’un ouvrage que nous avons coordonné, paru aux éditions de l’INED (Institut National d’Études Démo- graphiques, France). Intitulé Le Monde privé des femmes , son ambition est d’introduire la question du genre dans la sociologie du logement. À partir de travaux empiriques variés menés par une quinzaine d’auteurs, il analyse la manière dont le logement contri- bue à la recomposition des identités sexuées et des rapports de pouvoir entre les sexes à l’aune des transformations socio-démo- graphiques (développement de l’activité féminine, progression des divorces et des familles recomposées, reconnaissance juridique des unions de même sexe, vieillis- sement de la population…), mais aussi écono- miques (crise du logement dans les grandes agglomérations, précarisation des statuts d’emploi au bas de l’échelle sociale) qui af- fectent la société française contemporaine. Considérant le logement dans ses dimen- sions matérielle, symbolique, économique et juridique, cet ouvrage dresse alors un état des lieux et propose de nouvelles perspec- tives de recherche. Comment l’ordre sexué s’enracine-t-il, se vit-il et se transforme-t-il dans l’espace domestique ? Comment la généralisation du travail salarié des femmes a-t-elle modifié l’accès à la propriété et les stratégies patrimoniales demobilité sociale? Comment le lien entre les femmes et l’habi- tat évolue-t-il avec le développement des formes contemporaines de domesticité et d’emplois à domicile? Comprendre le rapport des femmes à l’habitat nécessite un détour historique pour discerner les processus ayant contribué à la définition de leur position et de leur fonction dans l’espace privé. On donnera ensuite quelques pistes qui pourraient servir de bases dans la prise en compte du genre dans les études urbaines à venir. <Anne Lambert, Pascale Dietrich-Ragon, Catherine Bonvalet, Le monde privé des femmes. Genre et habitat dans la société française . �Gerolamo Induno, Triste presentimento , 1862.
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